Passé : 22 novembre 2018 → 5 janvier 2019
ZOÉ RUMEAU
« Regardons les, ces migrants, sur le pont des navires, couchés sur le sol, brûlés par le soleil, desséchés par la soif et la faim, regardons les. Ils ne nous sont pas étrangers. Ils ne sont pas des envahisseurs. Ils sont nos semblables, ils sont notre famille. »
J.M.G Le Clézio
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Zoé est allée à la rencontre de ces frères et sœurs aux mille blessures. Les sens aiguisés, tendus vers le désir d’une rencontre. Porter un regard sur des êtres maltraités pour espérer, peut-être, un peu, tracer les lettres de l’accueil aux frontons de nos abris.
C’est avec l’arme de la langue qu’elle s’est d’abord lancée. Enseigner le français. Permettre le début d’une communication. Construire un socle , un pont fragile pour commencer la fondation.
Puis nous avons parlé de mémoire et d’empreintes, dans ce lieu de transition, petites cabanes d’accueil qui voient passer les femmes, les hommes et les enfants à Ivry, le temps de la « primo-arrivée ». Un point sur le chemin. Sûr et calme.
Zoé rumeau, I don’t like the sea 1, 2018Fusain et pierre noire, craie blanche, broderie de fils d’or — 63 × 83 cmCourtesy of the artist & Galerie Laure Roynette, Paris Quel est-il ce long chemin ? Face à quelles terribles épreuves nos frères et sœurs ont ils déployé des trésors d’instinct de survie ?
Arriver c’est laisser une empreinte. Tisser des liens. Zoé s’est faite portraitiste, brodeuse, petite main observatrice, humble et finement curieuse.
Car ces fameux « migrants » qui frappent à nos portes, alourdis frontières après frontières de plus de chaînes, de cordes et d’entraves, ces compagnons de survie, ce sont nos reflets dans les eaux troubles des guerres et des famines. L’asile tant espéré, nous le leur devons car nous sommes reponsables.
Que ferions nous ? Qui serions nous à leur place ?
Vers quels eldorados chercherions nous la fuite ? Sous quels abris cacherions nous nos enfants pour échapper aux bombes ?
Zoé a tracé un monde de traits de charbon et de fils d’or. Elle a sculpté les mains tendues et scruté les regards lourds. Pour leur donner une voix, un corps et éveiller nos consciences
Oui regardons les, engageons nous à les regarder comme nos propres reflets dans nos miroirs : avec dignité.
Gabrielle de Preval Coordinatrice socio-culturelle CHU d’Ivry /Emmaüs Solidarité
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ÉMILIE BAZUS
CABANES CALAIS
Habiter c’est juste se couvrir la tête, s’isoler d’un sol boueux et froid, quelques centimètres au-dessus de la terre humide et un carré de plastique pour se protéger, se désolidariser du ciel. Ne pas se retrouver surpris et trempé par la pluie, transi sans doute, mais au moins sec, les vêtements secs, la photo de famille cornée mais intacte dans la poche arrière du jean, les quelques dizaines d’euros froissés en boule dans la poche poitrine, rester sec, ne pas se sentir souillé par la pluie acide de Calais, une pluie, ils ne le savent pas encore, qui les poursuivra jusque de l’autre côté de la Manche. (…)
Emilie Bazus, Anonyme VII, 2018Huile sur toile — 46 × 62 cmCourtesy of the artist & Galerie Laure Roynette, Paris Ils vivent dans les bois, ils vivent dans des cabanes en espérant. C’est là que logent les exilés, des journées entières dans les arbres, dans les ronces, dans la merde et les ordures. À attendre de passer de l’autre côté, du bon côté –- si seulement.(…)
Ce qu’ils appellent jungle est un maquis de broussailles, ronces, orties, arbrisseaux, plantes griffantes, urticantes, bouleaux pelés, arbres chétifs et carbonisés par les effluves toxiques, lierre et mousse oxydés, végétation indéfinissable, tapis de feuilles mortes, mortes toute l’année, le printemps n’arrive pas jusque là, ne traverse pas l’autoroute.(…)
Les cabanes sont couvertes de cartons plats, de plastiques transparents, noirs épais, bleus piquetés, verts enduits, de sacs de gravats découpés et dépliés, de couvertures bariolées, parfois un carré de tôle ondulée. Empilements de branchages et de toiles pour se calfeutrer et créer un peu d’obscurité. De grosses pierres, des pneus retiennent au sol les bâches contre le vent. (…)
Les abris sont infestés de puces, les épidémies de gale se propagent d’un campement à l’autre, de nationalité en nationalité ; on se dit qu’on n’est là que pour quelques jours, quelques semaines, qu’on se soignera en Angleterre. Ces cabanes sont des trous noirs, des béances, abris en lambeaux pris dans les branchages comme une toile de parachute déchirée et laissée là par un soldat blessé dans sa chute, parti chercher du renfort en boitant.
Début janvier, une fine pellicule de neige couvre le bois et, la nuit, les cabanes éclairées par les feux de camp sont comme des tentes de Bédouins dans le désert, à peine dissimulées par l’enchevêtrement d’arbres clairsemés ; des pans de tissus et de couvertures colorés retombent comme des rideaux de théâtre. Les cabanes s’allument et ce sont des feux follets, des lampions doucement battus par la brise du soir, des balises de détresse, des spots de couleurs dans l’indistinct vert-de-gris des sous-bois ; au dessus passent des lignes à haute tension. L’oeil un instant apaisé se fixe passivement sur cette couverture orange éclairée par les flammes, y voit quelque chose de l’ingéniosité humaines qui empiète sur la détresse. Des ombres qui s’animent, ça bouge dans les cabanes où l’on se tient courbé, mais quand même on se tient, presque à hauteur d’homme.
Emilie Bazus, Anonyme X, 2018Huile sur toile — 130 × 162 cmCourtesy of the artist & Galerie Laure Roynette, Paris Et puis le jour se lève, la neige a tourné en boue grise et collante, les abris à nouveau se fondent dans les décharges sauvages qui colonisent les bois, on ne veut plus croire que ces cabanes sont habitées, perdues au milieu des détritus elles y ressemblent, échouées comme des radeaux emmenées là par une tempête sauvage, une mer démontée, de ces mers que prennent les exilés pour une vie meilleure. Le sol est jonché de bouteilles et sac plastique, de boîtes de conserve vides et rouillées, d’emballages divers, de vêtements déchirés et rigidifiés par la crasse, abandonnés là après avoir été imprégnés de gaz lacrymogène. (…)
Ils ont traversé en clandestins nombre de frontières, n’ont jamais ralenti le pas, ont buté contre un bras de mer fondu dans le brouillard, le dernier passage, ralentis par les broussailles des bois du Nord dont ils tentent de se dépêtrer chaque nuit ; c’est ce soir qu’ils s’arrachent, c’est décidé c’est ce soir, à bord d’un camion de marchandises hollandais, chargé de fruits et de fleurs, son chauffeur est négligent ou bien complice, trente kilomètres et laisser derrière soi la pourriture d’une vie de terreur et de faim qu’aucune habitation, si décente soit-elle, ne saurait apaiser.
Extraits de « Gros œuvre » de Joy Sorman, publié en 2009 chez Gallimard.